« La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. » Victor Hugo, dans cet extrait du discours d’ouverture du congrès littéraire de 1878, prête au livre un pouvoir que les adeptes de la bibliothérapie connaissent bien.
Qu’est-ce que la bibliothérapie? Aussi simplement que le mot se forme, il se définit : il s’agit de l’utilisation du livre comme outil de soin. Plus précisément, la lecture thérapeutique serait source d’apaisement des troubles de la santé mentale (à savoir troubles anxieux, troubles de l’humeur, angoisses, épisodes dépressifs, phobies, troubles du sommeil…) ou de renforcement du bien-être psychologique.
En France, la bibliothérapie est très peu étudiée. Elle est pour ainsi dire ignorée en médecine générale, où ces fragilités psychologiques sont fréquemment rencontrées, et quasi-inexplorée en psychiatrie. Le docteur Pierre-André Bonnet, médecin généraliste, est l’auteur de la seule thèse portant sur la bibliothérapie produite dans nos frontières. Solide source d’informations, ses recherches datant de 2009 proposent notamment une enquête d’opinion effectuée auprès d’une soixantaine de médecins généralistes et une étude qualitative des effets de la lecture, effectuée par questionnaire, à laquelle 590 personnes ont répondu. Nous aurons l’occasion d’observer de plus près les résultats de ces recherches.
En revanche, au Royaume-Uni, la bibliothérapie se répand. De nombreuses études y ont été menées, délivrant des résultats probants sur son efficacité, si bien qu’aujourd’hui la pratique médicale est désormais reconnue. Parmi les impulsions marquantes du pays dans le champ d’application de ce courant, on notera le programme lancé début février par la Reading Agency, organisme caritatif, qui consiste à prescrire (au sens strict) un abonnement en bibliothèque, assorti d’une liste d’ouvrages suggérés.
Petite histoire de la bibliothérapie
Avant de préciser les formes actuelles de la bibliothérapie, faisons un bond en arrière, où sont puisées les origines de cette technique telle qu’elle est aujourd’hui utilisée.
Pierre-André Bonnet nous rappelle qu’au temps d’Epictète, Platon ou Epicure, la pratique de la philosophie était associée à l’assurance d’une bonne santé mentale – tout au moins, elle en était une condition sine qua none puisqu’elle permettait l’organisation des pensées et des actes par sollicitation de la raison. Et c’est bien là le cœur du propos : l’exercice de la philosophie est fondé sur la pensée rationnelle, que les grecs opposent à la soumission aux émotions, source de tous les maux de l’âme, en particulier pour l’école stoïcienne. Selon elle, la raison met à distance les maladies dites « du désir » et la passion car elle permet une prise de recul, une liberté. En ce sens, la pensée rationnelle est thérapeutique. C’est sur ces fondements que la bibliothérapie contemporaine se construit, revendiquant, d’après Pierre-André Bonnet, « une perception rationnelle du monde et des émotions » comme moyen de « contrôler les mouvements de l’âme ».
Bien plus tard, Marcel Proust propose un texte édifiant dans son livre Sur la lecture (1905). Le passage décrit l’état des individus en proie à ce que nous nommerions aujourd’hui un épisode dépressif majeur ou modéré, et en quoi la lecture peut représenter un soin psychothérapeutique. Proust fait le constat que les esprits fragilisés sont dans une sorte d’inertie intérieure, s’enlisent dans un déni de soi, incapables de vouloir. Pour retrouver ce goût de la volonté, et notamment celle de guérir, l’écrivain estime que ces individus doivent trouver de l’aide dans l’impulsion d’un esprit extérieur, qui leur permettrait d’opérer une inspection intérieure nécessairement solitaire. On reconnait là le mécanisme de la lecture et a fortiori de la lecture thérapeutique.
C’est quelques années plus tard que l’on retrouve les traces des premières expériences concrètes de bibliothérapie. En pleine Première Guerre mondiale, en 1916, les docteurs et libraires de l’hôpital militaire d’Alabama (États-Unis) utilisaient les livres afin de soulager les troubles post-traumatiques des soldats revenus des combats. Puis, les années 1950 marquent le foisonnement des recherches sur la bibliothérapie dans des champs très variés (soins infirmiers, travailleurs sociaux, enseignement…), en Amérique du Nord principalement, et auquel les libraires ont largement contribué. En 1961, la définition que nous donnons aujourd’hui à la pratique apparaît dans le Webster International : « la bibliothérapie est l’utilisation d’un ensemble de lectures sélectionnées en tant qu’outils thérapeutiques en médecine et en psychiatrie ; et un moyen pour résoudre des problèmes personnels par l’intermédiaire d’une lecture dirigée ». Dans les années 1970, les expériences se multiplient et côtoient véritablement le secteur de la santé mentale aux États-Unis et en Europe. Le soin par la lecture s’applique aussi bien aux personnes âgées qu’aux individus souffrant de troubles alimentaires ou de l’enfance. Les expériences sont nombreuses mais toutefois ponctuelles et émanent d’initiatives localisées, souvent au sein des bibliothèques d’hôpitaux. Dans ce contexte, la tendance ne peut s’épanouir à plus large échelle car aucune reproductibilité n’est constatée ou mise en place d’un projet à l’autre.
Depuis les années 1980 et jusqu’à aujourd’hui, les bibliothécaires hospitaliers américains et européens entretiennent et encouragent cette pratique médicale. Mais ce n’est qu’à partir des années 2000 que l’on assiste à une forme d’institutionnalisation de la bibliothérapie, progressivement rendue possible par des chercheurs et organismes d’Outre-Manche principalement.
Qu’est-ce que la bibliothérapie aujourd’hui ?
Bien sûr, la bibliothérapie ne convient pas à tous les patients. Les ressources psychiques des individus doivent nécessairement être saines afin que le processus cognitif invoqué par la lecture thérapeutique fonctionne. Les individus atteints de dépression mélancolique ou de troubles psychotiques ne pourraient trouver l’apaisement par cette technique. En revanche, celle-ci semble tout à fait indiquée dans le cadre de troubles de la santé mentale légers à modérés, incluant crises d’angoisse et de panique, anxiété et dépression (dont environ 25 % des français seraient atteint, au moins temporairement, au cours de leur vie).
Pierre-André Bonnet identifie trois catégories de livres utilisés en bibliothérapie. D’une part, le répertoire classique (roman, poésie, biographie, fiction, etc.) qui, souvent par mécanisme d’identification, apporte un mieux-être au patient. D’autre part, les ouvrages dont la thématique est la psychologie ; leurs approches sont variées, ils peuvent aussi bien décrire un courant qu’apporter des informations sur un trouble précis. Ceux-ci tendent spécifiquement à aider les lecteurs. En ce sens, la frontière est mince entre cette catégorie et la dernière, celle des livres que les anglophones nomment « help-self books », à rattacher aux publications dites de développement personnel d’inspiration cognitivo-comportementale, proposant une méthodologie précise pour soulager un mal-être.
Les help-self books sont les ouvrages que Neil Frude, professeur en psychologie clinique à Cardiff (Pays de Galle), a commencé à prescrire à ses patients en 2003. Depuis 2005, le programme nommé « Book on Prescription » est appliqué dans tout le pays grâce à l’intérêt que lui a porté le gouvernement gallois. Le Guardian rapporte qu’aujourd’hui, 30 000 help-self books y sont empruntés chaque année en bibliothèque et trois des dix plus empruntés dans le pays font partie de cette catégorie de livres.
Huit ans plus tard, l’Angleterre adopte à son tour les principes de la bibliothérapie. L’organisation Reading Agency a lancé son programme en début d’année ; l’objectif est de trouver les livres les plus adaptés aux six millions de personnes souffrant d’une fragilité psychologique en Angleterre. Ainsi, pour commencer, une liste de 30 ouvrages a été établie par des professionnels et des spécialistes de la santé. Dans le lot, ce sont surtout des romans, recueils de poésie et des classiques qui sont prescrits après consultation médicale et identification des maux du patient. L’entreprise londonienne The School of Life propose elle aussi un programme thérapeutique, notamment par la « bibliothérapie de groupe » où les patients échangent sur leurs impressions et effets ressentis à la lecture d’un ouvrage conseillé.
Efficacité du « traitement »
L’engouement britannique pour la bibliothérapie n’est pas une simple lubie fondée sur une intuition. En effet, une récente étude publiée dans la revue scientifique en ligne PLOS one, affiche des résultats probants quant à l’efficacité de cette forme de soin. L’équipe de chercheurs écossais a réuni plus de 200 patients diagnostiqués dépressifs ; la moitié a été mise sous antidépresseurs quand l’autre a suivi un programme de thérapie au travers de la lecture de l’ouvrage Overcoming depression (Dépasser la dépression) et des discussions liées mises en place avec les psychologues. Au bout de quatre mois, le constat est déjà significatif : 42.6 % des patients-lecteurs ont vu leur degré de dépression réduire nettement contre 24.5 % des malades médicamentés. Après un an, ils sont plus aptes à gérer la dépression que le second groupe.
Qu’en est-il en France ?
Pour répondre à cette question, il nous faut rouvrir la thèse de Pierre-André Bonnet. L’auteur a effectué deux enquêtes pour produire ce document, l’une auprès de médecins généralistes et l’autre auprès de la population.
L’enquête d’opinion à laquelle 64 médecins généralistes enseignants des facultés de Nice et Marseille ont répondu révèle que 80 % des interrogés ne connaissaient pas la bibliothérapie. Pourtant, 53 % ont déjà proposé un conseil de lecture en consultation et 73 % s’accordent à dire que la lecture peut être un bon outil de soin. Pour ceux qui ont déjà suggéré un livre à leurs patients, ce support permet aux malades de mieux comprendre leurs troubles et de se poser « les bonnes questions ». Globalement, il résulte de l’étude que le sentiment des médecins interrogés à l’égard de la bibliothérapie est plutôt favorable. Il suscite en tout cas un intérêt certain d’après les témoignages récoltés. Des doutes subsistent toutefois du fait de la méconnaissance de ce courant et se manifestent en deux points : la crainte du praticien de perdre en crédibilité et l’idée que la bibliothérapie ne serait pas toujours bien acceptée par les patients – pour causes d’ordre économique ou intellectuel. Selon Pierre-André Bonnet, une meilleure connaissance de cette pratique médicale suffirait à remplacer ces doutes par une adhésion totale.
En tout cas, l’enquête menée par le docteur Bonnet auprès de la population générale révèle que 90 % des 590 personnes interrogées accepteraient d’acheter et de lire un livre qui leur aurait été conseillé par leur médecin traitant. Plus parlant encore : 94 % des individus ayant déjà souffert de mal-être psychologique (d’intensité modérée à majeure) y sont favorables. On note également que sur l’ensemble des sujets, 59 % déclarent avoir déjà lu un ouvrage qui a été psychologiquement bénéfique ; la proportion s’élève à 65 % des individus ayant déjà souffert de troubles mentaux et à 80 % de ceux pour qui ces troubles ont été sévères. Parmi les formes de bénéfices ressentis par les interrogés, les plus cités sont le fait « d’identifier et comprendre le problème », de réaliser « que je ne suis pas seul », de se sentir « aidé », de prendre la mesure « d’un nouveau point de vue » et de « s’évader », de « voyager ». L’analyse des résultats de l’enquête précise que ces déclarations ne peuvent représenter une preuve mesurable de l’efficacité de la lecture dans l’apaisement des troubles de la santé mentale. Mais, indubitablement, l’étude rend compte d’une convergence des expériences individuelles vers un constat global selon lequel le livre présente des vertus thérapeutiques.
Inspirée par la philosophie grecque, plébiscitée par Marcel Proust à la fin du XIXème siècle et complètement reconnue aujourd’hui en Grande Bretagne, la bibliothérapie se fait attendre en France. Pourtant, l’apaisement des maux de l’âme ou le renforcement du bien-être psychologique par la lecture résonnent presque comme des effets on ne peut plus évidents. Il faut dire que ces pouvoirs prêtés au livre ont des origines très anciennes et sont désormais scientifiquement prouvés. Ils font l’unanimité au Royaume-Unis et la bibliothérapie est progressivement adoptée par d’autres pays comme le Danemark et la Nouvelle-Zélande. Nous pourrions même souligner l’existence des « bienfaits collatéraux » de cette pratique, tout particulièrement en Angleterre où la bibliothérapie, telle qu’elle est appliquée, favorise la fréquentation des bibliothèques – rappelons que le pays a vu 200 de ses établissements fermer leurs portes en 2012.
À force de telles observations, nous nous demandons ce que les autorités de santé françaises attendent pour expérimenter cette médecine douce dans un pays où la consommation d’antidépresseurs est la plus élevée du monde.
source : https://mondedulivre.hypotheses.org/1700